Il y a quelques semaines, Coralie David me contactait pour me poser quelques questions à l’occasion d’une thèse de littérature comparée sur le Jeu de rôle qu’elle réalise. J’ai retranscris l’entretien ci-dessous mais vous pouvez lire mon avis hautement intéressant en PDF la tête reposée.
Pour en savoir un peu plus à ce sujet, Radio Roliste a effectué un podcast dédié où l’on peut entendre Coralie s’exprimer à ce sujet.
D’autres « questionnés » ont mis leurs entretiens en ligne. Parmi ceux-ci et à l’heure où j’écris, il y a ceux de Steve Darlington (en anglais) et de Laurent Deverney.
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Entretien avec Anthony « Yno » Combrexelle par Coralie David (06.2014)
Comment définiriez-vous votre métier ou votre activité dans le JdR ?
Je suis un créatif : auteur de jeux, scénariste, gamedesigner, concepteur d’univers.
Qu’est-ce qui vous motive à écrire un jeu ? Un thème, un genre, une commande d’éditeur ?
C’est toujours des images : la visualisation d’une scène, d’un moment fort, d’une photo d’un instant précis où j’estime qu’il serait « excitant » d’être acteur de l’événement. Lorsque j’ai plusieurs images de ce type qui semble pouvoir se raccorder, j’en écris le scénario ou, si j’en ai la matière, je développe tout un univers et un jeu qui permettront de les mettre en scène.
Lorsque vous écrivez un JdR ou participez à un supplément pour une gamme déjà existante, qu’est-ce qui vous inspire en premier lieu ? Le système ? L’univers ? Le type de personnages que les joueurs interpréteront, les scénarios potentiels, ou est-ce toujours différent ? Un mélange de ces éléments ?
Tout comme l’envie d’écrire un jeu, c’est le fait de visualiser des scènes, des ambiances et de désirer plus que tout les partager, les faire découvrir, les faire « ressentir » à d’autres. D’autant plus et surtout : le fait de pouvoir développer des éléments qui ne sont pas vus et revus, sinon ça ne m’intéresse pas. Le système n’est pas un moteur suffisant pour me motiver à développer un jeu ou, du moins, le mettre à terme. Le temps de gestation, le brainstorming et le processus créatif sont si longs que j’ai besoin de plus qu’un facteur « mécanique » pour garder la motivation. Il faut que ce soit viscéral, immersif, que ça me prenne aux tripes, que ça m’excite suffisamment pour surmonter les phases de démotivation logiques (car régulièrement ingrates) à l’écriture d’un jeu de rôle. De ces images découlent le reste : qui sont les personnages, la structure à adopter pour parvenir à ces moments précis, les éléments à mettre en place pour pleinement les expérimenter.
Les JdR dont vous êtes l’unique auteur (Patient 13, Notre tombeau et, il semblerait, Americana, dont l’écriture est encore en cours), sont des bursts dans le genre horrifique. Est-ce que cette combinaison (burst dans la forme, horreur dans le fond), vous inspire particulièrement ?
On retient ces jeux parce que ce sont les plus connus (et/ou parce qu’ils ont eu un succès « notable ») mais j’ai pourtant écrit des jeux bien plus enfantins, colorés et centrés sur l’aventure (Adventure Party : Les Terres Perdues, Les 13 Reliques, entre autres). Par ailleurs Patient 13 est un jeu de rôle « classique » avec un contexte, des propositions de scénarios et non pas un Burst. Concernant ce dernier format, étant particulièrement amateur de séries TV et de comics, j’ai l’envie de jouer du « serial », des grandes histoires qui passent avant tout par les scénarios et je creuse ce principe parce qu’il me semble encore assez original dans le paysage ludique et qu’il me semble y avoir encore beaucoup de choses à raconter et à tester par ce biais. C’est en tout cas une alternative aux jeux classiques au contenu pléthorique où il faut créer ses propres scénarios. Tout a déjà été fait dans les jeux aux genres « génériques » (contemporain-fantastique, médiéval-fantastique, space-opéra) et je n’ai ni l’envie ni le temps de refaire ce type de jeux (250 à 300 pages, présentant un univers où l’on peut jouer n’importe quel type de personnages, pour vivre n’importe quel type d’aventure). Si ça a déjà été fait –et souvent bien fait- pourquoi le refaire ? Du coup, je cherche des approches transversales, des concepts, des contraintes qui permettent de particulariser l’expérience de jeu et le ressenti des intrigues. Ça implique presque toujours de jouer un type spécifique de personnages dans un cadre atypique pour jouer quelque chose qui ne puisse pas (ou difficilement) être joué dans le cadre d’un jeu plus générique. Je pars en effet du principe que dans un jeu où l’on peut faire tout ce qu’on veut, on a tendance à surtout toujours faire la même chose. Parce qu’il n’y a pas de contraintes, pas d’angle d’approche atypique.
À ce point de vue s’ajoute des contraintes personnelles : si j’ai une vraie envie d’écrire un jeu médiéval et un jeu de space-opéra, j’écris souvent seul et décrire un monde qui n’est pas le notre exige plus de pages de descriptif et plus de temps pour les écrire. Hors, c’est un travail que j’effectue sur mon temps libre et même si j’ai une vingtaine de jeux en partie développés, ceux que je parviens à terminer sont généralement les plus courts ou ceux qui me semblent les plus faciles à concrétiser à court terme. Je pourrais m’associer à un ou plusieurs auteurs pour concevoir ce type d’univers mais je suis assez opposé à la « création démocratique ». Plus il y a de mains et de voix à la création d’un jeu, plus les choix faits pour le définir sont « médians ». Tous les choix atypiques, très marqués, disparaissent au profit d’un consensus ou sont intégrés au chausse-pied créant des univers où chaque participant développe son « morceau » selon ses affinités.
Quels étaient vos objectifs lorsque vous avez créé ces JdR ?
Assez logiquement, je crée des jeux auxquels j’ai envie de jouer et dont la proposition ludique ne me semble pas exister au moment de la création. Je pars toujours du principe que le jeu doit valoir l’effort du temps et de l’abnégation que j’ai mis pour le créer. Dans son genre, à sa manière, il ne doit pas être inutile, ne pas juste singer ce qui a déjà été fait sans apporter une variation, quelque chose qui le rend légitime. Du coup, mon objectif est de proposer des expériences de jeu différentes et d’offrir de l’immersion, de l’intensité, de quoi ressentir un « petit quelque chose » qui rende le moment marquant, atypique et/ou divertissant.
Vous êtes aussi illustrateur et romancier. À votre avis, que permet de créer le JdR en termes de fiction, qui n’est pas possible dans d’autres médias ?
Chaque médium possède des points forts et des points faibles en terme de fiction. Le JdR permet une immersion notable dans un contexte et un univers. Les joueurs n’y sont pas spectateurs mais acteurs. Si sur ce plan, le jeu vidéo est peut-être ce qui s’en rapproche le plus, ce dernier reste quand même limité par la représentation visuelle (face à l’imaginaire des joueurs) et par les choix des actions proposés par les développeurs. Un meneur peut facilement adapter un univers, des scénarios à ses envies et les adapter aux désirs et aux actions des joueurs qui « vivent » des événements et peuvent être amenés à ressentir des émotions très fortes.
D’un point de vue strictement personnel, c’est un loisir particulièrement complet et donc séduisant sur le plan créatif (écrire, bricoler une mécanique, concevoir un monde, scénariser des histoires, illustrer, mettre en page). C’est exigeant mais très « satisfaisant ».
Quelles sont vos campagnes préférées, pourquoi ?
J’ai adoré les campagnes pour Dark Earth (les Eclaireurs de Gaïa, la Croisade de la Ville-Mouvement) parce que les aventures étaient riches, originales, sombres et colorées ; j’ai apprécié les Giovanni Chronicles (pour Vampire La Mascarade) parce que même si elles étaient pétries de défauts, elles étaient très ambitieuses et s’étalaient sur des siècles mais ma campagne préférée est sans nul doute « Taroticum », campagne pour Kult. Sa lecture et sa maîtrise lorsque j’avais 16 ou 17 ans m’a fortement marqué. C’était sombre mais c’était surtout formidablement imaginatif, baroque, dingue, mystique. En la relisant il y a quelques jours à peine, je me suis aperçu que sa stricte linéarité aurait du mal à la faire vendre et apprécier de nos jours mais en terme d’imaginaire, ça reste impressionnant. De plus, alors que je termine tout juste Americana : l’intégrale du syndrome de Babylone, je suis forcé de constaté qu’encore aujourd’hui cette campagne m’influence dans mes écrits les plus « horrifiques », vraisemblablement parce que je cherche à formuler ce que j’y avais trouvé et ressenti alors.
Que pensez-vous de la distinction que font certains rôlistes entre story games et JdR ?
Je peux la comprendre à partir du moment où il ne s’agit pas de faire le distinguo entre bon et mauvais type de jeu. Dans la pratique, c’est une distinction qui a en tout cas ses limites tant elle n’est pas évidente : story games est un mot valise où certains jeux sont difficilement différenciables d’un jeu de rôle « classique » tandis que pour certains autres le rôle y est quasiment absent et le dispositif emprunte plus au jeu de plateau qu’à autre chose.
Si je devais faire une distinction ce serait plus précisément entre les jeux proposant une narration partagée (où chaque joueur endosse tout ou partie du rôle du meneur) et les jeux de rôle « classiques ». Là où un jeu de rôle classique est un jeu d’acteur où le joueur-comédien incarne son personnage, s’immerge dans un univers, agit et ressent pour son alter-ego, le jeu à narration partagée est un jeu de scénariste où le joueur-démiurge tisse une toile, cherche à imbriquer les événements, à gérer les choix de la table, prend du recul sur l’univers et sur son rôle. Dans le premier cas, l’implication est plus intime et organique, tandis que dans l’autre, elle est plus analytique et raisonnée.
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Note : Ma bibliographie détaillée se trouve dans l’onglet « À propos ».
Il y a là-dedans toute une conception de la pratique créatrice et du JdR, que j’aime beaucoup. Il y a des phrases que j’aime beaucoup:
– sur la pratique de la création : « Il faut que … ça m’excite suffisamment pour surmonter les phases de démotivation logiques (car régulièrement ingrates) à l’écriture d’un jeu de rôle. »
– sur la recherche de l’originalité : « dans un jeu où l’on peut faire tout ce qu’on veut, on a tendance à surtout toujours faire la même chose. »
– sur la création en groupe : « Plus il y a de mains et de voix à la création d’un jeu, plus les choix faits pour le définir sont « médians ». Bon ça dépend, tu peux diriger le groupe et passer derrière le taf des autres tout en leur piquant les idées qui te plaisent, mais faut que les esclaves soient toujours d’accord 😉
All in all : de bien belles futures citations 🙂
Des réponses qui montrent bien ton parti pris vis à vis du format, c’est bien.
Une question (sans arrière pensée): Est-ce que choisir de produire un jeu répondant spécifiquement à tes attentes/envies ce n’est pas faire un choix clivant qui peut se heurter aux attentes des joueurs?
Je dis çà parce que je trouve intéressant dans une création collective de croiser les points de vue afin de ressortir ce qui donnera du sens à la majorité des lecteurs. Bon après c’est vrai que diluer son propos pour plaire au maximum c’est pas forcément terrible. Et Kult est typiquement le genre de jeu clivant dont j’apprécie la démarche.
Alors, très simplement : si, c’est clivant.
Mais d’un autre côté, c’est un choix recherché, et pour un choix très marqué que je fais, je tente toujours d’ouvrir au maximum les choses pour qu’elles puissent être réappropriées. J’y fais toujours très attention (rien de plus facile que de pondre un contexte biscornu avec une approche dingue sans scénarios ou pistes de scénarios ou exemple de parties).
L’exemple le plus pertinent (car le plus conceptuellement marqué je crois) est Patient 13. J’avais dans l’idée de faire un jeu aux choix très « hardcore » (que j’ai réussi ou non au final), jusqu’au boutiste dans certains choix tout en voulant absolument démontrer qu’il était possible d’y jouer. Je me souviens parfaitement me dire que si l’idée était juste d’en faire un jeu injouable pour qu’il ne soit pas joué, ça n’avais aucun intérêt (pour moi qui y passe du temps et pour les gens qui font l’effort de le tester et d’y jouer). L’intérêt, la satisfaction, c’était de rendre jouable un truc qui parait injouable. D’où l’idée d’un maximum d’idées de scénarios, de douze synopsis détaillés et d’un scénario d’introduction et de réfléchir à la logique interne du contexte : que le château ne s’écroule pas au premier meneur qui tente de le maîtriser, qu’il fonctionne en lui-même même s’il était « pas évident ».
Après oui, à plusieurs, tu as sûrement raison sur le fait de trouver un « sens global » apte à être plus facilement assimilés par les joueurs. C’est fort possible même si finalement la différence n’est peut-être pas si marquée que ça : seul, tu cherches aussi à donner du sens pour la majorité des lecteurs à travers tes choix, et en collectif, il arrive souvent que tu n’apprécies pas tous les éléments incorporés à la création et que certains détails qui te plaisent ne fassent pas sens pour d’autres (« moi je veux ajouter de la magie », « moi du steampunk », « moi des barbares », « moi du médiéval », « moi de l’horreur »). C’est pas rare que le collectif devienne… une auberge espagnol où certains éléments ont plus de sens que d’autres. Alors que, seul, si tu as bien pensé ce que tu proposes, tout tend vers une ambiance, peut-être moins variée mais plus marquée. Pour faire dans la métaphore un peu pourrie : le fromage sent un peu plus, voire il pu si tu n’en manges pas, mais il a du goût et on peut pas lui retirer ça.
Au final, je suis conscient de ces « atouts » et « faiblesses » mais comme notre temps est compté (auteurs ou joueurs), j’aspire à proposer un angle d’approche un peu différent parce que les collectifs justement font déjà ce qu’ils font (que ce soit bien ou mal). Par ailleurs, les seuls jeux que je n’ai pas sortis alors que j’avais terminé ou presque de les écrire sont ceux où je me suis finalement dis qu’ils n’étaient pas assez marqués, pas assez différents dans leurs propositions ou leurs choix. Trop classiques… et donc trop fades pour moi.
Pour terminer : soit j’écris selon mes attentes, soit je n’écris pas du tout. C’est du temps libre, j’aime partager ce que je sens dans mes tripes, c’est un besoin « vital » et pour autant je l’analyse aussi. Je réfléchis à ce que je veux raconter et à la manière de le partager. Je ne crache pas tout d’un bloc en me disant que les gens se débrouilleront. Au contraire, c’est ce qui me prend le plus de temps, je cherche à faire l’effort, à donner une forme la plus simple pour se l’approprier… sans pour autant renier certains choix pas « évidents ». Encore une fois, je suis conscient que c’est parfois trop intransigeant (encore que) et que ça peut fermer quelques portes (ie : joueurs) mais si d’un autre côté, ça me permet de plus assumer ce que je propose, d’être plus raccord avec ce que je voulais, sans être non plus hyperpénalisant (en vente), je me dis qu’il faut le faire : chaque projet doit être conçu comme si c’était le dernier. C’est pas comme si j’étais le seul auteur de jeu et si la proposition de jeux existants ou à sortir n’était pas vaste. Il faut que ça compte.
En me relisant, je rajoute un élément : il y a énormément d’éléments « sensiques » que je n’aurais pas pu ajouter, dissimuler, mettre en avant dans ce que j’ai écris si je l’avais écris avec d’autres. Parce que j’aurais du les expliquer directement et que certains auraient trouver ça « bizarre », qu’ils auraient voulu faire pareil, déséquilibrant le sens global ou parce que ce sont des détails tellement « détails » que ça aurait sauté à la moindre correction.
Avec un collectif, je n’aurais pas pu (ou très difficilement) écrire les Terres Perdues pour Adventure Party, le second niveau de lecture étant très personnel, dissimulé dans le texte, les illustrations, la mise en page et les cartes. Ou alors il aurait été déséquilibré, trop mis en avant, en recherchant trop la facilité, en nivelant toutes les incertitudes pour que ce soit facile à comprendre par tout les monde. J’aime bien l’idée qu’il y ait plusieurs niveaux de lectures, qu’on puisse « sentir » des liens entre des éléments sans pour autant être certain, quitte même à glisser une contradiction pour interroger ce qui paraîtrait trop évident. Mais c’est une démarche relativement solitaire qui fonctionne mal au sein d’un binôme ou d’un collectif parce qu’elle demande un effort considérable pour faire tout coller (alors que quand tu es tout seul, tu as tout en tête, tu sais la raison de chaque choix et tu peux rapidement modifier/patcher un élément en cours de conception sans devoir rejustifier un niveau de détails qui exige du boulot supplémentaire).